Samedi après-midi, je vis arriver devant mon logis une somptueuse Mercedes blanche, si propre qu’elle étincelait au soleil. Tandis que j’approchais, la portière s’ouvrit automatiquement. Le conducteur était mon élève.

Comme il circulait à travers Tokyo, je me demandai si le métier de son père ne dissimulait pas son appartenance à la Yakusa dont c’était le véhicule type. Je gardai mes interrogations pour moi. Rinri conduisait sans parler, concentré sur le trafic intense.

En coin, je regardai son profil, me rappelant les propos néerlandais de Christine. Je n’aurais jamais songé à le trouver beau si ma compatriote ne me l’avait pas déclaré. D’ailleurs, je n’étais pas persuadée qu’il le fût. Mais la raideur de sa nuque rasée de près et l’absolue immobilité de ses traits ne manquaient pas d’une distinction impressionnante.

C’était la troisième fois que je le voyais. Il portait toujours les mêmes vêtements : jean bleu, un tee-shirt blanc et un blouson de daim noir. Aux pieds, des baskets de cosmonaute. Sa minceur m’épatait.

Une voiture lui fit une scandaleuse queue de poisson. Non content de son infraction, le chauffeur descendit et abreuva Rinri de hurlements insultants. Mon élève, très calme, s’excusa profondément. Le rustre repartit.

— Mais il avait tort ! m’écriai-je.

— Oui, dit Rinri avec flegme.

— Pourquoi vous êtes-vous excusé ?

— Je ne connais pas le mot français.

— Dites-le en japonais.

— Kankokujin.

Coréen. J’avais compris. Je souris intérieurement du fatalisme poli de mon élève.

 

Hara habitait un appartement microscopique. Son ami lui tendit un énorme carton de sauce d’Hiroshima. Je me sentis idiote avec mon pack de bière belge qui fut pourtant salué avec une curiosité sincère.

Il y avait là un certain Masa qui coupait du chou en lamelles et une jeune Américaine appelée Amy. Sa présence nous força à parler anglais, ce qui me la rendit odieuse. Elle me déplut encore davantage quand je devinai qu’on l’avait invitée dans l’espoir de me mettre à l’aise. Comme si j’allais souffrir d’être la seule Occidentale.

Amy crut opportun de nous expliquer combien elle souffrait de son exil. Ce qui lui manquait le plus ? Le peanut butter, dit-elle sans rire. Chacune de ses phrases commençait par « In Portland… ». Les trois garçons l’écoutaient poliment alors qu’à l’évidence, ils ignoraient sur quelle côte américaine se situait ce bled et s’en fichaient. Quant à moi, je haïssais l’antiaméricanisme primaire puis songeai que m’interdire de détester cette fille pour ce motif constituerait une forme immonde d’antiaméricanisme primaire : je me laissai donc aller à une exécration naturelle.

Rinri pelait du gingembre, Hara épluchait des crevettes, Masa avait fini d’atomiser le chou. J’additionnai dans ma tête ces données avec la sauce d’Hiroshima et m’écriai, coupant Amy au milieu d’une phrase sur Portland :

— Nous allons manger de l’okonomiyaki !

— Vous connaissez ? s’étonna mon hôte.

— C’était mon plat préféré quand je vivais dans le Kansaï !

— Vous avez vécu dans le Kansaï ? demanda Hara.

Rinri ne lui avait rien dit. Avait-il même compris un mot de ce que je lui avais raconté lors de la première leçon ? Je bénis soudain la présence d’Amy qui nous obligeait à parler anglais et expliquai mon passé japonais avec des trémolos dans la voix.

— Avez-vous la nationalité nippone ? interrogea Masa.

— Non. Il ne suffit pas de naître ici. Aucune nationalité n’est aussi difficile à acquérir.

— Vous pouvez devenir américaine, remarqua Amy.

Afin de ne pas commettre d’impair, je changeai vite de conversation :

— Je voudrais aider. Où sont les œufs ?

— Je vous en prie, vous êtes mon invitée, dit Hara, asseyez-vous et jouez.

Je regardai autour de moi à la recherche d’un jeu, en vain. Amy vit mon désarroi et éclata de rire.

— Asobu, dit-elle.

— Oui, asobu, to play, je sais, répondis-je.

— Non, vous ne savez pas. Le verbe asobu n’a pas le même sens que le verbe to play. En japonais, dès qu’on ne travaille pas, cela s’appelle asobu.

C’était donc ça. J’enrageai que ce fût une ressortissante de Portland qui me l’apprenne et, aussitôt, me lançai dans la pédanterie afin de la remettre à sa place :

— I see. Cela correspond donc à la notion d’otium en latin.

— Latin ? reprit Amy, terrorisée.

Enchantée de sa réaction, je comparai otium avec le grec ancien, ne lui épargnant aucune étymologie indo-européenne. Elle allait voir ce qu’était une philologue, la native de Portland.

Quand je lui eus bien fait rendre gorge, je me tus et commençai à jouer façon Soleil-Levant. Je contemplai la préparation de la pâte à crêpes, puis la cuisson des okonomiyaki. Cette odeur de chou, de crevettes et de gingembre grésillant ensemble me reporta seize années en arrière, à l’époque où ma douce gouvernante Nishio-san me concoctait le même régal, que je n’avais plus jamais remangé depuis.

L’appartement de Hara était si petit qu’aucun détail ne pouvait m’échapper. Rinri ouvrit la brique de sauce d’Hiroshima en suivant les pointillés et la posa au centre de la table basse. « What’s that ? » gémit Amy. Je saisis le carton et respirai avec nostalgie ce parfum de prune amère, de vinaigre, de saké et de soja. J’avais l’air de me droguer au tétrapack.

Quand je reçus mon assiette de crêpe farcie, je perdis mon vernis de civilisation, arrosai de sauce sans attendre personne et attaquai.

Aucun restaurant japonais au monde ne propose cette cuisine populaire si atrocement émouvante, à la fois si simple et si subtile, si bon enfant et si sophistiquée. J’avais cinq ans, je n’avais jamais quitté les jupes de Nishio-san et je hurlais, le cœur déchiré et les papilles en transe. Je ratiboisai mon okonomiyaki, les yeux dans le vague, en poussant des râles de volupté.

Ce fut quand j’eus tout mangé que je vis les autres me regarder avec une gêne polie.

— À chaque pays ses manières de table, balbutiai-je. Vous venez de découvrir les Belges.

— Oh my God ! s’exclama Amy.

Elle pouvait parler, celle-là. Quoi qu’elle mastiquât, elle avait l’air de mâcher du chewing-gum.

Mon hôte eut une réaction qui me plut bien davantage : il se hâta de me préparer une nouvelle crêpe.

Nous bûmes de la bière Kirin. J’avais apporté de la Chimay qui se fût bizarrement accommodée avec la sauce d’Hiroshima. Les cervoises asiatiques sont d’idéales bières de table.

Je ne sais pas de quoi parlèrent les convives. Ce que je mangeais m’accaparait trop. Je vivais une aventure de la mémoire d’une profondeur si bouleversante qu’il ne fallait pas espérer la partager.

Au travers d’un brouillard émotionnel, je me rappelle qu’ensuite Amy proposa un Pictionary et que nous jouâmes donc en l’acception occidentale du verbe. Elle ne tarda pas à regretter son idée : les Japonais sont beaucoup trop forts quand il s’agit de dessiner un concept. La partie se déroulait entre les trois Nippons, tandis que je digérais en extase et que l’Américaine perdait en criant de colère. Elle bénit ma présence car je jouais encore plus mal qu’elle. Chaque fois que c’était mon tour, je traçais sur le papier quelque chose qui ressemblait à des frites.

— Come on ! gueulait-elle, alors que les trois garçons cachaient de moins en moins leur hilarité.

Ce fut une excellente soirée, au terme de laquelle Rinri me reconduisit.

Ni d'Eve ni d'Adam
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